Jeu de Dames - Site officiel de la Fédération Française de Jeu de Dames

Bonjour à tous,
Arnaud vient de remporter une nouvelle fois le championnat de France. La qualité de ses parties sur le plan technique est toujours remarquable. Je lui ai proposé de de faire l'analyse de sa partie contre Luc, sous la forme d'une interview. Cette manière de procéder est assez novatrice et j'espère quelle vous conviendra. Les questions sont précédées de "JPD" et les réponses de "AC".

JPD: Bonjour Arnaud. Cette partie contre Luc se présente à la troisième ronde. Il s'agit d'une journée chargée avec deux parties. La cadence étendue est 1h30 pour les 45 premiers coups et ensuite une demi-heure plus 30 secondes par coup. Dans quel état d'esprit abordes-tu cette partie?
AC: Dès que la première ronde a débuté, je ne me considère plus comme champion de France mais je souhaite glaner une couronne supplémentaire. Pour cela, il va falloir gagner des parties. Beaucoup de parties car certains concurrents sont talentueux.
Sauf circonstances particulières, je commence toutes les parties avec l’envie d’en découdre. Éviter les simplifications de masse, surprendre mon adversaire dans l’ouverture, l’amener dans un type de partie où il ne se sent pas à l’aise ou qu’il maîtrise mal, prendre l’ascendant tactiquement ou positionnellement, … tels sont les objectifs à atteindre. Mais évidemment ça ne dépend pas que de moi.
Contre Luc, pas de différence, GMI ou pas, je joue pour gagner.
1. 32-28
JPD: Pour le premier coup, tu as choisi ici l'ouverture Raphaël 32-28. Tu es l'un des rares champions à autant diversifier tes ouvertures, avec une prédilection toutefois pour 32-28 et 33-29, et une réticence remarquable pour 33-28. As-tu un commentaire particulier sur ce point?
AC: j’ai effectivement une prédilection pour 32-28 ou 33-29. Mais je joue aussi beaucoup 34-29, 31-27 et 34-30. Et dans une moindre mesure 31-26, 33-28 et 35-30. J’aime la diversité, je joue à peu près tous les styles, et cela complique nettement la tâche de ceux qui préparent les parties contre moi.
Mes choix dépendent de mes adversaires (jouent-t-il fréquemment sur telle ouverture des variantes simplificatrices ? Ou des variantes que je n’aime pas ?) et de mon inspiration du moment.
Dans ce championnat, j’ai eu six fois les blancs, et j’ai ouvert par 34-30, 32-28, 34-29, 33-29, 33-28 et 35-30, une fois chacun.
J’avais eu l’occasion de voir Luc à l’œuvre à Anthy / Léman le mois précédent (phase finale de la coupe de France puis l’open). Luc avait joué, avec les noirs l’ouverture 32-28 (17-22) 28x17 (11x22) 37-32 (12-17) 31-26 (06-11) 36-31 (08-12) 32-27 (16-21) 27x16 (22-28) 33x22 (18x36) contre Jurgen BADER en départage de coupe de France. Et il venait de jouer la veille 32-28 (17-22) 28x17 (11x22) 37-32 (19-23). Je sais qu’il joue bien sûr d’autres choses mais je suis parti du principe qu’il jouerait l’une ou l’autre de ces suites et j’ai « préparé » en conséquence. Quand je dis « j’ai préparé », c’est dérouler des parties de grands maîtres sur cette ouverture pour m’inspirer de ce qui se joue fréquemment, plus les parties de Luc pour m’imprégner de son style.
1… 17-22
2.28x17 11x22
3.37-32 19-23
JPD: le dernier coup des noirs est peu usité. Un coup central solide, du même acabit que 34-29 avec les couleurs inversées après 32-28 (18-23). Comment juges-tu ce coup?
AC: Solide mais pas forcément aussi ambitieux que (12-17) et la variante contre BADER signalée plus haut. Je m’y attendais car il avait joué la même chose la veille contre Kévin MACHTELINCK et n’ai donc pas été surpris.
4.41-37 7-11
5.46-41 11-17
6.34-29 23x34
7.39x30
JPD: je considère que l’un des objectifs en début de partie, consiste à déstructurer le camp adverse tout en structurant le sien. Par ton dernier échange, je vois bien l’aspect déstructurant, mais j’ai du mal à comprendre en quoi cet échange est structurant pour les blancs. Pourrais-tu nous en dire davantage ?
AC: la prise 39x30 offre moins de « prise » que de mettre un pion à 29. Et elle s’inscrit mieux également dans les variantes à base de 31-27. C’est pour moi plus logique, et il se trouve que dans la plupart des parties de grands maîtres que j’avais déroulées, ils font la même chose.
7… 6-11
8.44-39 14-19
9.50-44 9-14
Ce n’est pas un coup que l’on joue de gaieté de cœur. Est-ce que le coup naturel 1-6 n’est pas préférable ?
AC: pour répondre à la question, oui sans doute, ou simplement 10-14. Mais n’oublie pas que j’ai aussi beaucoup déroulé les parties de Luc et que ce coup ne m’a pas tellement surpris non plus. C’est tout à fait son style. L’occupation du centre et les flèches pour repionner, en avant, prêtes à entrer en action.
Une fois le coup 30-25 effectué, à moi de ne pas placer de pion à 28 ou 30 pour autoriser le double pionnage avec gain de tempos.
Le plan de jeu se met en place : ralentir le développement des pions noirs sur leur aile gauche.
10. 30-25
Evidemment. Ce bon pion à 25 va gêner le développement de l’aile gauche des noirs.
10… 4-9
JPD: rien à craindre du piquet canadien (22-28) ?
AC: cela me semble très dangereux, offrant une cible aux blancs,
11.40-34
Tu as réfléchi 7mn. J’aime beaucoup ce coup, mais quelle en est la vraie valeur après l’échange (22-28) ?
AC: les blancs gagnent des tempos et les noirs ne solutionnent en rien leurs problèmes de développement sur leur aile gauche.
Cet échange me semble sans intérêt pour les noirs.
11… 1-6
12. 31-27 22x31
13. 36x27

JPD : fin de la première phase. Les deux camps sont bien structurés, mais on sent que les noirs vont devoir faire face à des choix difficiles. Quelle est ton analyse de cette position ?
AC: la position est égale. Mais elle peut vite évoluer…
13… 2-7
14. 44-40
JPD: c'est aux noirs de s'engager. Des choix difficiles ?
AC: le coup (02-07) a déjà des conséquences. Si le pion 17 part en 26, les noirs ne peuvent alors plus jouer ni (11-17) ni (12-17).
Sans doute (19-23) au coup précédent était moins engageant.
14… 17-22
15. 37-31 22-28
16. 33x22 16-21
17. 27x16 18x36

18. 38-33
JPD: tu as obtenu une forme de jeu qui te convient bien. Le jeu est ouvert. De quelle manière raisonnes-tu pour choisir un coup parmi la multitude de coups possibles?
AC: le jeu me convient très bien car la présence du pion de bande 36 introduit des tensions. Et donc augmente les chances de résultat différent de la nulle.
Pour en avoir discuté avec Luc après la partie, il m’a dit être très content de cet échange. Et moi aussi, donc c’est vraiment l’idéal pour moi: un adversaire qui complique sciemment le jeu. Je pense à titre personnel que ce pion 36, dans la position actuelle, m’est favorable. Je peux développer au besoin sur mon aile gauche sans souci via 32-27 donc il n’a pas de vrai contrôle de mon aile. Tandis que tactiquement, c’est un pion que quasiment seuls les blancs peuvent utiliser.
18… 19-23
19. 41-37 13-18
20. 42-38 11-17
JPD: les noirs ont consacré un quart d'heure pour jouer les trois derniers coups. Il faut bien reconnaître qu'ils sont en train de résoudre leurs problèmes de développement. Tu as réfléchi 8mn. Es-tu satisfait de la tournure que prend la partie?
AC: ce qui m’embêtait le plus était une variante de type (12-18) suivi de l’échange (07-12) 16x07 (12x01).
Non pas que je me sente moins bien, mais prendre l’avantage sur l’aile gauche noire est peu évident. Mais sur l’autre aile ce n’est pas évident non plus.
Après son coup (13-18), l’échange mentionné précédemment (07-11) 16x07 (12x01) sera compliqué à mettre en œuvre et la conséquence est que le pion 06 devient hors jeu.
Je suis même étonné d’avoir passé 8 minutes sur le coup suivant car il me semble évident rétrospectivement.
Je joue rarement un coup comme 34-29 (23x34) 40x29. Pour la simple raison que cela fait le jeu des noirs qui contre-pionnent par (20-24) 29x20 (15x24) avec un développement de l’aile sain.
Mais ici c’est différent. D’abord il n’y a pas de dogme au jeu de dames. Un coup qui est généralement inutile voire médiocre ou même carrément perdant peut s’avérer bon, voire gagnant dans des conditions particulières. Et puis les plans sont faits pour évoluer. Si après le neuvième temps des noirs (09-14) je m’étais dit qu’il fallait gêner les développements des noirs sur leur aile gauche, après le dix-neuvième temps (13-18) je pense qu’il est encore plus important de gêner les noirs sur leur aile droite, en maintenant notamment le pion 06 hors jeu, et cela veut dire interdire l’échange (07-11) ou le pionnage (18-23) en utilisant la possibilité tactique 37-31, se servant du pion noir 36.
21. 34-29 23x34
22. 40x29 20-24
23. 29x20 15x24
24. 45-40

24... 8-13
JPD : les noirs viennent de réfléchir 8mn pour jouer ce coup. Manifestement, le retour vers le centre semble plus compliqué qu'il y paraît. Peux-tu nous en dire un peu plus?
AC: Les possibilités tactiques qui fleurissent avec 37-31 empêchent les noirs de jouer facilement le pion 12. Jouer (18-23) est donc un cul-de-sac immédiat. Jouer (17-22) n’est pas vraiment plaisant non plus, car l’association des pions 22 et 24 risque de sérieusement porter préjudice aux noirs. Et un pionnage comme (14-20) 25x14 (10x19) risque cette fois de créer une faiblesse sur l’aile gauche.
Les noirs doivent donc faire des choix difficiles.
J’avais envisagé pendant la partie (10-15) pour interdire 40-34 mais après 48-42 les noirs ont toujours du mal à continuer. Par exemple (18-23) 25-20 (14x25) 40-34 et les noirs ont beaucoup de problèmes à résoudre…
25. 40-34 14-19
26. 48-42 3-8
27. 49-44
JPD: à nouveau, tu as le dernier coup d'attente. Et tes formations d'échange sont utiles. Ta partie prend pour moi une allure de modèle car je n'ai rien vu venir. Au début de l'action, l'aile gauche des noirs était embourbée, et maintenant, cette même aile gauche apparaît fragile. A quel moment pressens-tu ces changements d'équilibre?
AC: après le dix-neuvième temps (13-18).
Le plan a changé, la structure gauche noire après le développement (09-14) et (04-09) offre également une case 04 faible et une lourdeur à 05, là où un développement par (10-14) et (05-10) était plus sain (mais pas forcément possible à ce moment de la partie).
27… 19-23
28. 34-29 23x34
29. 39x19 13x24
30. 33-29 24x33
31. 38x29

JPD : un double échange qui valorise bien la position stratégique des blancs. D'autant plus que les noirs ne peuvent pas se débarrasser de cet avant poste à 29. As tu le sentiment d'avoir fait le break, ou bien reste-t-il des zones d'incertitude ?
AC: à ce stade de la partie je suis quasiment certain d’être le seul à jouer pour le gain.
Maintenant il reste beaucoup de travail.
Après la partie, Luc m’a dit qu’il regrettait de ne pas avoir pionné immédiatement par (18-23) 29x18 (12x23). La justification selon lui est que sur 25-20, les noirs peuvent réagir par (36-41), se débarrassant du pion pour éliminer les manœuvres tactiques à base de 37-31, puis (10-15) regagnant le pion. Mais j’avais de mon côté prévu de jouer d’abord 35-30 et pas tout de suite 25-20. Et là ce n’est plus la même histoire, car 25-20 devient une vraie menace positionnelle pénible, et qui va se conjuguer avec 42-38 et la menace 37-31 mais aussi les envois à dame par 47-41. Par exemple 35-30 (10-14) 42-28 (17-22) 30-24 etc avec toutes sortes de menaces tactiques et positionnelles,
31…10-14
32. 43-38 5-10
33. 35-30 10-15
34. 38-33 18-23
35. 29x18 12x23

36. 33-28
JPD : tu as réfléchi 8mn avant de jouer ce coup. Les noirs ont à mon avis choisi le meilleur plan. Le fantôme de la nulle semble rôder. Comment réagis-tu dans ce genre de situation?
AC: on est dans les moments critiques. Ici on peut faire le choix d’un très bon coup, et rater un coup gagnant…
J’hésitais avec 30-24 directement. Mais après (09-13) j’ai l’impression de devoir tolérer (14-19) directement. C’est pourquoi après réflexion, et ne trouvant pas le fameux « coup gagnant », je choisissais 33-28 pour pouvoir intercaler ensuite 42-38 et la menace 37-31, créant donc une faiblesse supplémentaire avec (07-12).
Mais à ce stade, je ne vois pas de gain sûr, rien que de bonnes variantes. Frustrant mais c’est ainsi. A moi de choisir les variantes les plus pénibles, celles où mon adversaire a le plus de chances de se tromper.
36… 14-19
37. 42-38 7-12
38. 38-33 9-13
39. 30-24 19x30
40. 25x34

40... 12-18
JPD : la faute des noirs. La pression que tu as exercée, finit par payer. J'ai développé quelques variantes après 15-20, et je pense que les noirs avec une petite minute de réflexion pour jouer les 4 derniers coups, avant le couperet du 45e temps, avaient encore de grandes chances de se tromper. Partages-tu ce point de vue?
AC: Le pionnage arrière simple oblige les noirs à prendre une décision rapidement. Jouer le coup naturel (12-18) ou le coup plus excentré (15-20). Jouer le coup qui interdit la lunette 16-11 avec donc (12-18) et la réaction (08-13) ou le coup qui permet un temps de repos comme (15-20)…
La pendule fait son office.
Après (15-20) la position est analytiquement nulle (il a bien défendu, ou j’ai raté quelque chose de plus prometteur, j’ignore) mais nous ne sommes que des humains faillibles…
41. 28x19 13x24
42. 47-41

JPD : on voit comment se construisent les parties de GMI, avec des plans qui évoluent en prenant en considération la psychologie de l'adversaire, la pression et la pendule, le tout environné d'une solide technique associée à une parfaite vision.
Merci Arnaud pour ce joli partage.