La pensée damiste dans les pas de Philidor : ce que révèle un mémoire universitaire

Par Peter Ironmen – le 30/07/25 à 15h44Histoire et Bibliographie

Et si le jeu de dames avait influencé les échecs ?

Je déplorais dernièrement, lors d’une intervention sur ce forum, le peu d’intérêt des damistes pour les questions historiques. Mais les messages de sympathie reçus très récemment m’ont conduit à réviser ce jugement : il existe bel et bien une population silencieuse qui s’intéresse à ces dimensions souvent mises de côté.

Et puisque je suis régulièrement sollicité pour des relectures — universitaires ou non —, j’ai décidé de partager ici un document peu connu, faisant mention du jeu de dames sous un angle totalement occulté en France.

En voici une présentation structurée, avec des titres pour plus de clarté.

Qui était Philidor ? Un génie du XVIIIe siècle aux deux visages dames-échecs

François-André Danican Philidor (1726–1795) fut à la fois musicien de cour, compositeur d’opéras comiques encensé par Diderot et d’Alembert, et joueur d’échecs de génie, considéré comme l’un des plus grands de son temps. Formé à la Chapelle Royale dès l’enfance, il développe une pensée structurée et fine, influencée notamment par Rameau. Son traité "L’Analyze des échecs" (1749) révolutionne le jeu en posant cette formule encore citée aujourd’hui :

«?Les pions sont l’âme des échecs.?»

Mais Philidor n’est pas qu’un musicien ou un échiquéen : il est aussi le produit d’une culture ludique partagée, dans laquelle le jeu de dames occupe une place centrale. Habitué du Café de la Régence, où se côtoyaient les meilleurs joueurs de Paris, il évolue dans un univers où les deux jeux – dames et échecs – se répondent.

Une hypothèse audacieuse : le jeu de dames aurait influencé Philidor
C’est une piste qu’aborde Benjamin Defromont dans un passage de son mémoire de Master 2 en musicologie, consacré à la pensée musicale et stratégique de Philidor. En pages 52–53, il avance une hypothèse aussi rare que stimulante : la pensée stratégique de Philidor aurait été nourrie, consciemment ou non, par l’univers damiste ambiant, notamment dans sa manière de concevoir les pions comme élément structurant du jeu.

Cette intuition est renforcée par Arie van der Stoep, le linguiste et historien néerlandais bien connu, qui va plus loin : selon lui, certains mécanismes fondamentaux des échecs modernes — centralité du pion, structures de blocage, jeu de chaînes — seraient issus d’une logique damiste intégrée au fil du temps.

Rien que ça.

Échecs et dames : une acculturation mutuelle ?

L’hypothèse n’est pas farfelue. Le XVIIIe siècle parisien offre un cadre propice à l’acculturation entre les deux jeux :
Lieux communs : les deux jeux se pratiquent dans les mêmes cafés ;
Publics croisés : bourgeoisie cultivée, élites lettrées ;
Concepts transférés : jeu positionnel, occupation du centre, rôle collectif des pièces.

Philidor, en évoluant dans cet écosystème, aurait pu absorber — voire transposer — certaines idées damistes dans sa vision des échecs.
Les convergences selon Defromont et Van der Stoep:

1. Popularité du jeu de dames
Très répandu à Paris à l’époque (notamment sur 100 cases), avec des traités de référence comme celui de Manoury.
2. Proximité structurelle
Cases noires, diagonales, progressions pionnières, logique positionnelle : les similarités sont nombreuses.
3. Pensée stratégique pionnière
Chez Philidor comme chez les meilleurs damistes, les simples pions forment l’ossature du jeu. Leur gestion est centrale, subtile, non spectaculaire.
4. Influence diffuse, mais réelle

Le mémoire ne prétend pas démontrer un lien direct, mais invite à penser le jeu de dames comme partie prenante d’un imaginaire stratégique partagé.

Là où je vais plus loin: et si le jeu de dames avait aussi sa philosophie ?

Trop souvent relégué derrière les échecs, le jeu de dames mérite lui aussi d’être reconnu comme objet de pensée. Quelques parallèles parlants avec les sciences sociales et philosophiques?:

- Structures sociales et stratégie (Durkheim, Bourdieu): le simple isolé est vulnérable ; les chaînes font la force. La logique du groupe prime sur l’héroïsme individuel.
- Rationalité et calcul collectif (Foucault): jeu discret, gestion fine, anticipation patiente : une forme de stratégie populaire, sobre, systémique.
- Habitus et intuition (Bourdieu, Goffman): l’expérience du joueur développe un “instinct du jeu” intégré, une lecture du mouvement et de la contrainte.
- Rythme et esthétique (Levi-Strauss, Wittgenstein): le crescendo vers la dame, les symétries brisées, les ruptures de tempo : un vrai langage du jeu.

Là aussi on pourrait me reprocher mon idéalisation assumée: conclusion pour les damistes :

Le jeu de dames n’est pas une version simplifiée des échecs. Il est autre, tout simplement : plus collectif, plus implicite, plus ancré dans une logique du réel.
Redonner au jeu de dames sa place dans les grandes dynamiques de pensée, c’est aussi restaurer une justice symbolique — et peut-être mieux comprendre pourquoi tant de grands joueurs, à commencer par Philidor lui-même, ont trouvé dans la structure des simples bien plus qu’un jeu : une clef d’intelligence du monde.

Le livre de Philidor « Traité de jeu de dames à la polonoise » (1785) est disponible en ligne, mais je n'ai pas pu retrouver où. Je dispose d'un Pdf pour les plus motivés:-)
Amitiés damistes,
Peter

Réponses (7)

Par Peter Ironmen – le 30/07/25 à 15h46

PS: je ne maîtrise pas les balises, et ne sait pas comment mettre certaines phrases en gras, ou en italique. Il peut subsister par endroit quelques traces de mes tentatives malheureuses :-)

Par Peter Ironmen – le 30/07/25 à 15h49

Oups, mille excuses, je pollue mon propre post. C'est ça de vouloir aller trop vite: en plus du Philidor, le mémoire de B. Defromont à disposition également

Par JackyBruiant – le 30/07/25 à 18h12

Merci Peter pour cet éclairage aussi original que stimulant.

Ce genre de réflexion mériterait de trôner en bonne place sur les rayons de nos bibliothèques damistes — aux côtés des Manoury, Fabre, Ghestem, ou même d’un certain Philidor…

Une belle invitation à penser autrement notre jeu.

À force d’être obnubilé par mes réponses à Jean, j’en oublie parfois de lire des posts autrement plus intéressants…

Amitiés damistes,
Jacky

PS : Pour les balises, il existe un petit guide clair ici :
https://botnation.ai/support/fr/mettre-du-texte-en-couleur-en-gras-italique-ou-souligne/
Toujours utile de tester avant de poster, le résultat peut parfois être… surprenant voir ne pas fonctionner sur ce forum

Par Peter Ironmen – le 30/07/25 à 18h27

Merci Jacky.
Oui le sujet est vraiment passionnant. Un travail à faire serait de traduire le travail d'Arie Van der Stoep. Cela fait partie des travaux que j'envisagerai lorsque je serai libéré de toute obligation professionnelle.
Pour Philidor, son traité est largement inspiré de Manoury, même si lui fait mention de Quercetano ("L'égide de Pallas" 1727).
Merci également pour les balises. Je saurai...
Amitiés damistes,
P.

Par Angel – le 02/08/25 à 15h21

Pierre : "Homo Ludens" par excellence !

Par Dominique SCHERNO – le 02/08/25 à 15h37

Merci Pierre pour toutes ces infos

Par Peter Ironmen – le 02/08/25 à 19h20

Angel: Huizinga très bonne référence.
Dom: quand est-ce que tu publies tes travaux sur le jeu d Othello? :-)
Amitiés ludiques,
P.